« Tu ne te lasses jamais de toujours travailler sur les mêmes voitures depuis 30 ans ? » Voilà la question que Paul Brace entend régulièrement autour de lui, et sa réponse reste invariablement la même, « bien sûr que non, c’est passionnant ! » non sans un brin de malice dans le regard. Car pour Paul, travailler sur des Jaguar Type-E chez Eagle c’est bien plus que son métier, c’est plus une passion voire même la quête quotidienne de l’excellence !
« Dans 50 mètres, vous êtes arrivés à destination ». Ça c’est ce que nous avons entendu au beau milieu des champs vallonnés, sur une étroite route bordée d’arbres, ambiance so british ! Heureusement nous avions un petit plan avec quelques indications pour arriver à bon port après le job du GPS. Un peu hésitant au moment de franchir le portail, notre curiosité bien française nous guide jusque dans une belle cour pavée d’où nous pouvons apercevoir un bureau décoré d’une grande photo de Type-E sur un mur. Je crois que nous sommes au bon endroit ! A peine le temps de dire bonjour et se présenter que Dan, le responsable de la comm’ avec qui nous avions convenu de la visite sur le chemin retour du Goodwood Revival, nous offre un thé dans la « handover room ». Sympathique petit garage en bois garni de canapés chesterfield, l’endroit dans lequel les heureux propriétaires de Eagle Type-E viennent prendre réception de leur joyau. On a connu pire accueil, cette fin de matinée s’annonce sous de bons augures.
Si vous ne connaissez pas Eagle, petit flashback. Henry Pearman a créé Eagle en 1984 comme un garage spécialisé dans les anciennes, achat-vente bien sûr, entretien évidement et préparation pour les compétitions historiques naturellement. C’est vers ce dernier secteur que le petit garage se fait une réputation, et plus particulièrement sur les félins de Coventry, à commencer par les Type-E. Et comme le sujet leur plaît, Henry, rejoint par Paul en 1989 après quelques rallyes à se côtoyer, se consacre alors exclusivement à ce modèle. C’est aussi en 1989 que Matthew Dewhurst rejoint Eagle, il assemblera la première douzaines d’Eagle E-Type avec Paul, ils sont aujourd’hui tous les deux directeurs, Henry restant le Managing Director.
Durant toutes ces années, les restaurations totales s’enchaînent, apportant quelques touches de modernité ou d’optimisation sur les autos. Au fur et à mesure l’expérience acquise permet de valider les choix techniques. Le catalogue « d’options » s’enrichit au fil du temps, toujours dans un souci de fiabilité et de respect de l’origine visuelle. Moins une modification se voit, mieux elle est pour Eagle : quoi de mieux qu’une optimisation invisible ? Puis en 2009, poussé par un client qui voulait quelque chose de spécial, la tentation de retoucher les lignes du chef d’œuvre de Malcom Sayer, sous le contrôle de Williams Lyons bien sûr, passe du fantasme à la réalité : le Speedster voit le jour sans forcément de suite dans les idées, un coup pour voir. Un coup de maître en fait puisque le Speedster est salué par tous, Ian Callum, le designer Ford, Aston Martin et maintenant Jaguar, affirmant même que s’il devait dessiner une Type-E aujourd’hui il la ferait exactement comme ça !! Sacré compliment et belle reconnaissance pour Eagle, qui construit aujourd’hui son 18ème Speedster. Catalogue complété dernièrement par le Spyder GT, au look proche mais offrant un abri en cas de pluie, comprendre une capote dont est démuni le Speedster.
Mais celle qui a véritablement fait connaître et reconnaître Eagle encore plus largement est le Low Drag GT présenté en 2013. Quelles lignes ! Incroyablement sexy, le Coupé pousse encore un peu plus la Type-E au rang de chef d’œuvre automobile intemporel. Comment ça, vous trouvez que j’en fait un peu trop ? Non, franchement elle est véritablement sublime cette Low Drag GT ! Mais trêve de dissertation philosophico-artistique, si nous sommes là aujourd’hui en train de boire le thé avec Dan et Paul, c’est pour voir comment sont fabriquées les Eagle Type-E. Au passage Paul précise comment une Jaguar E-Type devient une Eagle E-Type : tant que la restauration n’est pas 200 % parfaite et conforme à leur niveau de perfection, la Jag’ ne peut devenir Eagle. Ainsi une auto restaurée par un carrossier, aussi bon soit-il, pourra encore nécessiter plusieurs centaines d’heures d’ajustements et finitions pour devenir Eagle, sans même forcément optimiser la mécanique ou les trains roulants.
On attaque donc la visite en traversant la cour, laissant le temps à Paul de nous complimenter sur les jantes noires de notre « rusted » MG B GT boueuse garée en face de son bureau. La petite porte en bois s’ouvre, et là c’est le choc : nous voilà en face de la carrosserie tout alu de la Low Drag GT n°3 en cours de fabrication. Larry s’affaire à lisser l’entourage de pare-brise, petit coups de marteau sur un tas pour former la lèvre d’alu, petit coup de meuleuse, puis re-coup de marteau, et ainsi de suite tout en doigté et délicatesse. Cette zone est maintenant parfaite il peut s’attaquer à la suivante. Car oui les Eagle Speedster et Low Drag GT, bien que basées sur une authentique Jaguar Type-E sont 100 % alu et intégralement faites à la main! Si Jaguar n’a jamais produit de Type-E full alu, Eagle n’a pas eu peur de se lancer dans cette aventure. Le noble matériau apporte un gain de poids incroyable face à l’acier : Colin Chapman aura toujours raison : “light is right !” Le design signé Eagle s’inspire évidement de l’unique coupé Low Drag par Jaguar et des tentatives de carrossiers aérodynamiciens, mais réinterprété et modernisé pour offrir des hanches un peu plus larges, une ligne générale un peu plus basse, bref plus bestiale et plus virile. Larry n’hésite pas à nous montrer son travail en détails et l’expliquer, ce sera le fil conducteur de la visite : l’ensemble de l’équipe Eagle, environ 22 personnes, est passionnée par son job et fier de montrer et expliquer son savoir-faire. C’est sans doute la clé du succès de l’entreprise, la passion.
Difficile de quitter Larry pour passer la porte de son atelier, mais ce que l’on trouve de l’autre côté n’est pas mal non plus. Il n’y a pas d’activité autour de cette caisse de roadster, car aujourd’hui une bonne partie de l’effectif Eagle a pris une journée off pour se remettre du Festival du Cidre dans le village voisin (!) Pas grave, cela laisse tout loisir à Paul de nous détailler quelques-unes des améliorations invisibles apportées au roadster : renforts pour la fixation de ceintures de sécurité, légère découpe puis ressoudage de tôle derrière les sièges pour autoriser plus de recul pour les grands gabarits ou encore les gâches de portes qui sont complètement vidées pour être remontées avec ressorts et mécanismes modernes et efficaces sans en modifier le look. Il souligne aussi que l’ensemble des chromes, pare-choc, feux et phares ou tout autre accastillage (comme la trappe à essence) sont montés et ajustés à ce stade de la restauration. Ainsi si des modifications sont à faire pour avoir une finition parfaite, c’est le bon moment pour les réaliser.
On traverse la cour à l’autre extrémité pour arriver dans le petit local d’usinage. Un tour, quelques fraiseuses, une guillotine, une plieuse, bref le paradis du bricoleur aguerri pour refabriquer des pièces introuvables. Sauf qu’ici on ne refabrique pas, on fabrique à partir des plans fait par Paul ou son équipe. Les supports de relais et fusibles invisibles derrière le tableau de bord mais tellement plus fiables que le faisceau électrique d’origine, les armatures des sièges de Speedster, des pièces diverses et variées faites sur mesure, à l’unité ou dans le pire des cas en petite série de 5 pièces pour avoir « un peu » d’avance. C’est le cas des boitiers et couvercles de ventilation/chauffage, reprenant les côtes et l’apparence exactes de celui d’origine mais hébergeant une ventilation bien plus efficace et moderne ainsi que la climatisation. Je vous le disais, la perfection invisible. De retour dehors, nous longeons un autre petit bâtiment en U de briques et de bois pour rentrer dans l’atelier de peinture.
Ici c’est Ryan qui nous accueille, avec un large sourire communicatif alors qu’il ponce un coupé monté sur « sa » rôtissoire. La caisse tourne à 360° pour avoir un accès complet et une position de travail un peu moins inconfortable sur toutes les zones de la voiture. Sortant de la carrosserie, la voiture est préparée pour recevoir sa première couche d’après époxy qui sera poncé, à la main il va de soi, avant de recevoir une seconde couche d’après qui sera à nouveau poncée avant de recevoir une 3ème couche puis une 4ème couche d’après, à nouveau chacune poncée avant le passage en peinture – 3 couches de peinture et 3 couches de vernis -. Tout le monde le sait, la préparation est primordiale pour une peinture réussie, ici encore plus qu’ailleurs il ne s’agit pas de bâcler cette étape cruciale. Dans la zone de ponçage un Roadster est aussi en cours de préparation, à un stade un peu plus avancé puisqu’il a déjà reçu la seconde couche d’après. Le rendu est déjà très flatteur à l’œil, il reste pourtant encore un bon nombre d’heures de travail avant de recevoir les 8 couches restantes. Si une Eagle flatte l’oeil, c’est en grande partie grâce à Ryan !
Et quand la carrosserie est prête, que manque-t-il à votre E-type ? Une mécanique bien-sûr, et des trains roulants évidemment ! C’est là que toute l’expérience acquise par Eagle au fil des 30 années se révèlent payante, ils savent quoi modifier ou optimiser, et comment le faire pour que ce soit fiable. Au catalogue des options on trouve, entre autre, une boite 5 vitesses devenue un standard incontournable, la climatisation, la direction assistée, des gros freins avec étrier 4 pistons à l’avant, des très gros freins avec 6 pistons, triangles et trains roulants en alu, suspension réglable Ohlins, différentiel autobloquant et moyeu de roue ultra léger en magnésium, ligne d’échappement en titane avec collecteur en Inconel, les « mises à jour » de la Type-E originale semblent sans fin ! Paul précise que si parfois un client peut être tenté de cocher toutes les cases, dans la plupart des cas il valide avec lui l’usage qui l’aura de la voiture pour le guider dans ses choix. Des packs cohérents existent d’ailleurs, avec des noms évocateurs comme Classic, GT, Sport Touring ou SuperSport.
Et côté moteur alors ? Le « engine shop » est lui aussi désert aujourd’hui, vive le cidre (!), mais 3 blocs sont en cours de montage dans une reconnaissable odeur d’huile neuve. L’ensemble de la gamme est présent, le XK d’origine en 3.8 litres, un bloc 4.2 plus récent et au fond, un bloc tout alu cubant 4.7 litres ! Le but d’Eagle n’est pas d’offrir de la puissance pour de la puissance, mais plutôt un agrément d’utilisation. Ainsi le 4.7 avec bielles et pistons spécifiques ne va pas sortir beaucoup plus de 300 ch mais plutôt offrir 460 Nm de couple sur une plage particulièrement large et fournie. Et quand on sait que le Speedster pèse 1080 kg, Paul nous dit avec un petit sourire que 5 secondes sont largement suffisantes pour abattre le 0 à 96 km/h ! Le Low Drag GT est un peu plus léger (d’une quarantaine de kg) et plus aérodynamique comme son nom l’indique, inutile de dire que le XK tout alu maison doit s’exprimer à merveille dans cet écrin.
Dans l’autre branche du U de ce bâtiment, c’est l’accouplement de la caisse sortie de peinture avec les trains roulants et le moteur. La Eagle E-Type prend vraiment forme ici, dans une ambiance quasi chirurgicale.
Toutes les pièces à monter sur la voiture sont identifiées et stockées dans une caverne d’alibaba à l’arrière, et l’atelier de montage ne laisse aucune place au désordre ou à l’approximation. La per-fect-tion ! Le but à atteindre est facilement visible puisque l’atelier est vitré et donne directement sur un des show-rooms proposant des véhicules prêts à prendre la route. Généralement des voitures connues qui sont déjà passées dans les ateliers Eagle, ou des autos d’origine à l’historique limpide en attente d’une « mise à jour ». Car oui les Eagle E-Type, sans parler des Speedster, Spyder GT ou Low Drag GT, ne sont pas dispo sur stock, il faut patienter environ 6 mois pour voir la voiture de ses rêves se construire selon ses spécificités et son cahier des charges 100 % sur mesure. C’est le cas de ce roadster en configuration SuperSport ultra affuté.
Un peu comme dans le premier atelier avec Larry, on pourrait passer des heures dans celui-ci à se délecter des finitions, des détails, des pièces montées sur cette voiture…
Paul finit par nous tirer par la manche pour monter un peu plus haut dans les bâtiments et continuer la visite. On traverse la zone d’entretien et révision mécanique, du boulot courant à faire sur les voitures des clients, qui va de la simple vidange au remplacement des moquettes intérieures par exemple. Disons que tout ce qui prend un temps raisonnablement contenu doit se passer ici. A l’étage le stock de pièces détachées prêt à l’emploi pour monter sur les voitures lors de ces entretiens, mais aussi à utiliser lors des restaurations/préparations. C’est l’occasion pour Paul de nous parler de sa difficulté à approvisionner des pièces de qualité constante. Un fournisseur peut être bon sur un lot, mais la même référence achetée au même prix chez le même vendeur 6 mois plus tard peut être complètement différente et insatisfaisante. Ainsi chaque pièce est identifiée pour savoir d’où elle provient et de quand elle date, de façon à pouvoir éliminer un lot à problème en cherchant dans les dossiers des voitures les références des pièces montées. C’est aussi l’occasion de voir une étagère pleine de moteur d’essuie-glace, le contenant est celui d’origine, l’intérieur est moderne et fiable, en face quelques réservoirs de liquide de refroidissement, forme d’origine mais en bronze pour éviter la corrosion de ceux d’époque en acier, ou en alu pour gagner un peu de poids, une pile de volant d’origine par ci, des suspensions racing par là, ce grand bazar est parfaitement organisé !
Dernière étape de la visite, peut-être la plus olfactive si on fait abstraction de la peinture et de l’huile moteur : l’atelier de sellerie dans lequel nous accueille Matt, l’autre directeur de Eagle. Il est en plein rush sur la finition d’un Coupé attendu par son futur propriétaire, il s’excuse même du bazar environnant.
Un délectable bazar, des peaux de toutes les couleurs et grains attendent que les outils s’occupent d’elles, tandis que les Singer (machine à coudre) sont encore chaudes des dernières coutures. On compare souvent Singer, le faiseur de Porsche modernes à l’ancienne, à Eagle. La démarche est pourtant bien différente, mais c’est une autre histoire.
Il faut environ 300 heures de travail pour un coupé, à peine moins pour un cabriolet, pour que l’intérieur soit complètement refait, comme toujours, entièrement sur mesure à la demande et au goût du client. N’allez pas croire non plus qu’Eagle fera n’importe quoi pour satisfaire un client exigeant, Paul insiste sur le fait qu’ils doivent être fier de ce qui sort de chez eux. La dernière demande refusée ? Des boutons de tableau de bord en ivoire !
On finit la visite par les différents show-rooms, bavant, pardon, contemplant les différents modèles prêts à prendre la route ou en attente de préparation.
Évidemment le Speedster n°3 gardé en véhicule de démo, noir avec son intérieur rouge, nous fait de l’œil devant les autres Type-E un peu plus sage. Paul insiste pour que nous allions faire un tour avec pour apprécier les sensations et les émotions que distille une Eagle, malheureusement la météo en a décidé autrement puisque la fine pluie du matin s’est transformée en sombre averse… Dommage mais il semble plus raisonnable de se dire que nous reviendrons, sous le soleil, pour profiter pleinement d’un essai de ce Speedster et pourquoi pas d’une autre Type-E par la même occasion.
Encore merci Paul pour le temps et la passion consacrés à cette visite en détails de la fabrication des Eagle E-Type, merci à tout le staff Eagle qui fut plus qu’accueillant durant notre shoptour, et promis, nous reviendrons très bientôt pour un essai. On te comprend Paul que tu ne sois pas lassé, nous non plus c’est magnifique !
Si vous voulez en savoir plus sur Eagle, n’hésitez pas à aller sur leur site web http://www.eaglegb.com, il y a même une page contact si vous voulez pensez à Noël 2018.
Crédit photos @ Ambroise Brosselin.
Super article ! Dommage pour l’essai..:-(